Anna qu’est ce qui te pousse à vouloir ainsi capturer le monde avec tes objectifs?
La disparition fait partie intégrante de ma pulsion photographique. Je cherche à figer des moments, des impressions afin de ne pas les oublier. Je cherche à les rendre immortels.
A une seule exception.
Ma mère, quand elle était mourante à l’hôpital, m’avait proposé de faire des photos. Elle remarquait que sa chambre devenait de plus en plus médicalisée. Je n’ai pas voulu, et pas parce que je ne voulais pas figer ces instants.
La série aurait été superbe.
Mais, tout simplement, parce que je ne voulais pas de distance entre moi et la réalité.
Je voulais tout ressentir de plein fouet.
Je voulais que cette expérience douloureuse me laisse des cicatrices, une sorte de tatouage sur le cœur.
Ça déclenche toujours autant d’émotion?
Je suis en extrême empathie avec le monde qui m’entoure.
Je porte en moi beaucoup de tristesse, de chagrin et de douleurs induites par les aléas de la vie, les moments manqués, le manque des êtres chers pris par la mort ou par la séparation.
La photo me permet en me détachant du monde, en voyant les choses à travers une fenêtre, de ne voir qu’une infime partie de ce qui m’entoure.
Elle me donne le pouvoir de sublimer mon monde intérieur.
Est ce que tu crées avec ton appareil des sortes d’histoires?
En ce qui concerne l’architecture et les paysages je crée plutôt des ambiances qui reflètent mon ressenti au moment où j’ai choisi mon cadre.
Je voudrais bien savoir si tu cherches à nous faire voir une réalité objective? Ou à nous projeter dans d’autres réalités, plus subjectives?
Il n’y a rien de contrôlé dans ma photo, c’est vraiment une action qui part du ventre.
C’est juste un moyen d’expression de mon monde.
Je vois, je ressens, je shoot.
Qu’est ce qui conduit tes choix de prise de vue?
Je commence maintenant à avoir des idées de séries de photos que j’aimerai explorer.
La question du genre m’intéresse beaucoup par exemple.
Et j’aimerai aller plus loin encore dans le jeu des lignes architecturales en y intégrant un personnage dans l’espace.
Sinon, généralement, je photographie ce qui me tombe sous la main.
Est ce que tes choix artistiques (et techniques) principaux se font au moment de la prise de vue? Ou plutôt quand tu te retrouves en chambre noire ou en sélectionnant les tirages dans un shooting?
La plupart de mes photos sont numériques et je pars sur le style en post-production au moment où je découvre ce que j‘ai mis en boîte.
Pour le cyanotype, je fais une sélection des photos qui peuvent être adaptées à ce procédé.
Est ce que tu traites de la même manière, et avec les mêmes principes, l’inerte et le vivant?
En ce qui concerne l‘inerte, la première motivation est le jeu des lumières et des formes.
Pour le vivant, c‘est la personne que je rencontre qui guide mes prises de vue.
Je l’observe à travers ma fenêtre, ses mouvements, ses réactions dans nos échanges, la place qu‘elle prend par rapport à son environnement.
Puis je fige ce que je trouve beau ou émouvant.
Pas ou très peu de mise en scène. Si mise en scène il y a, c’est en interaction avec le monde du sujet avec lequel je travaille et c’est lui ou elle qui mène la danse.
C‘est très intime et je suis toujours très touchée par ce que m‘offre mon sujet.
Est ce que les maisons, les immeubles ou les rues sont pour toi des personnages ou bien des décors désertés par l’humain?
Ils ne sont pas désertés, je les sors juste du contexte.
Je suis en fait une dessinatrice flemmarde.
J‘aime jouer avec les lignes, les volumes, les perspectives et les ombres.
Ce ne sont pas des endroits, mais des sculptures au moment de la prise de vue.
Quand tu photographies un modèle, humain, est ce que tu as une idée de représentation ou un thème? Ou bien tu cherches à lui donner la possibilité de révéler quelque chose de lui? Comme un portrait introspectif?
Je capte ce qu’elle ou il veut bien partager avec moi, ce qu‘il ou elle veut bien m‘offrir.
Selon la personne, je réfléchis évidemment au cadre dans lequel je vais la photographier.
Je chercherai par exemple, pour une personne plutôt réservée, un cadre plus intime et pour les plus extravagantes le cadre de leur environnement.
J‘aime les gens, leur faire plaisir, les rendre heureux, les mettre à l‘aise pour qu‘ils se sentent bien et beaux devant l‘objectif.
J’ai plaisir à échanger avec eux, à découvrir qui ils sont.
La photo me permet de capter ce qu‘ils éveillent en moi.
Une amie m‘a dit que je faisais de la thérapie par l‘image.
Quelles sont les conditions, minimales et idéales, pour que ça fonctionne? Et si elles existent, quelles sont les limites au delà desquelles tu ne peux ou ne veux aller?
A part ma peur du vide, il n’y a pas beaucoup de limites que je ne veux pas dépasser.
La seule qui m’importe, dans ma relation avec mon sujet, c’est que la personne ne se sente obligée à rien.
Qu’elle soit libre de voiler et dévoiler ce quelle veut.
Je ne supporte pas les photographes qui traitent leurs sujets d’objets.
On peut évidemment demander au modèle de jouer un rôle spécifique, mais cela doit impérativement être dans le consentement.
Anne.yuyu tu veux bien partager avec nous un peu de tes influences, voir de tes inspirateurs? Parmi les peintres, les écrivains ou les cinéastes? Ou encore les photographes, et les artistes en général?
J’ai vu beaucoup de films pendant mon enfance avec mes parents.
Ma mère n’était pas très regardante par rapport aux limitations d’âge attribuées aux films.
Pour elle, il fallait surtout éviter la connerie, la bêtise.
Les films qui m’ont marqués visuellement sont des films comme Blade Runner, Dune, ou Metropolis.
Vivement Dimanche aussi et les oeuvres de David Lynch, de Hitchcock, Luc Besson, Beneix…
Madonna a été également une grande source d’inspiration, plus particulièrement la manière dont elle met son image en scène.
Dans la peinture, René Magritte, Soulage, Hopper, les arts graphiques japonais.
Dans la photo, la publicité des années 80, Jean-Paul Goude, Herb Ritts, Mondino, et les photographies des années 50 outre atlantique.
J’aime beaucoup tes cyanotypes, est ce que tu vas continuer à explorer cette voie?
Dès qu’il y a du soleil.
Est ce que tu as un projet à courte échėance d’exposition, de publication?
Pas encore, mais j’y travaille. Je n’ai pas encore assez de matière en ce qui concerne mes cyanotypes.
Il faut du temps et du soleil.
Et pour une exposition plus « classique », le côté financier des tirages est un frein.
Mais je suis ouverte à toutes propositions.
Enfin Anna je voudrai te demander si le monde que tu dessines avec tes photographies est bien, comme je le ressens, unitaire?
Un monde formé de planètes thématiques appartenant au même système physique et symbolique?
Je pense que le monde que je capte est un reflet de moi même.
Un monde unitaire qui présente de multiples facettes et plusieurs points de vue.